Assister à un coup de foudre est toujours troublant. Il se peut bien que ce soit arrivé lors de ce concert à Lagraulet dont on se souviendra de part et d’autre pour longtemps. Le Quatuor Parisii, fondé en 1981, est en pleine maturité, mais garde une vivacité, une curiosité et une jeunesse incroyables, et ce n’est pas seulement dû à l’arrivée assez récente du bouillonnant Arnaud Vallin, le premier violon. Audacieux et doués, ils jouent et ont enregistré des pièces aussi difficiles que le Livre pour quatuor de Pierre Boulez ou l’intégrale des quatuors de Darius Milhaud. Ce soir du 21 juillet leur programme, plus sage en apparence, a été pensé avec une rare intelligence.
Le Quatuor n°2 de Beethoven a d’abord semblé un choix étrange, presque trop sage. L’interprétation stimulante passe facilement, presque trop vite. Tout est en place, avance, la structure est facile, les nuances polies, l’élégance présente de bout en bout.
Leur complicité si rare est très sympathique. Une question se fait jour : qui dirige dans ce quatuor ? Le premier violon ? Pas vraiment : il ne ressort pas par sa sonorité qui se fond avec celle de ses collègues, il ne tire pas la couverture à lui et possède même un son qui semble prendre tout son temps pour s’installer. Le violoncelle de Jean-Philippe Martignoni avec son élégant mouvement de balancier donne certainement le tempo çà et là. Mais le second violon de Jean-Michel Berrette n’est vraiment pas en reste et ses regards
sont parfois appuyés. Notons que la sonorité des deux violons est souvent très proche. L’alto de Dominique Lobet donne parfois de francs départs. Cette question n’est donc pas résolue à la fin du Beethoven. En tout cas tout fonctionne à merveille c’est un régal de voir et d’entendre les effets d’une telle complicité. Le son de ce quatuor est vraiment unique !
Mais c’est dans le Quatuor n°3 de Bartok qu’a eu lieu un instant magique. Cette oeuvre si compacte, si nouvelle, avec des effets inouïs (sourdines alternatives, nuances opposées, archet con legno, tessitures inhabituelles …) fait l’effet d’un choc salutaire. Nous sommes en présence d’interprètes hors du commun. Comment font-ils pour rendre lisible une telle oeuvre ? Y sembler à l’aise comme des poissons dans l’eau ? Alors que c’est leur première interprétation publique ! Tous les mouvements s’enchaînent, et à la fin le public qui est resté extrêmement concentré est scotché sur son siège. Pour beaucoup ça ressemblait à une rencontre initiatique.
Comment tant d’émotions, de beauté, de douleur, de frénésie ou de désespérance peuvent jaillir de l’étroite communion entre des artistes et leur public autour d’une oeuvre réputée si difficile ?
Il est impossible, et surtout cela paraît vain, de détailler les qualités des membres de ce quatuor (finalement sans chef unique). Ils communiquent en permanence, s’écoutent intensément et ont certainement beaucoup, beaucoup travaillé… Les nuances sont admirables,
poussées en leurs limites, mais c’est peut être le travail sur les couleurs qui est leur marque spécifique. Et la sonorité particulière du premier violon est incroyablement belle. Le Quatuor « américain » qui suit est un bain de beauté. Structuré, rythmé, lyrique, il enchante en tout. Les mélodies d’allure populaire sont faciles, les rythmes de danse entraînants. C’est le quatuor de l’hédonisme, la récompense après les tourments pathétiques et frénétiques de Bartok. Le final est brillant comme on le rêve… et ne l’avait jamais entendu … Merci à ses passeurs vers des mondes si divers, le voyage a été riche en émotions.
Les deux bis, un petit mouvement lent de Haydn puis une reprise du vrombissant final du Dvořak, sont des moments de félicité partagés. Oui, il s’est passé comme un coup de foudre imprévu, qui s’est confirmé lors du somptueux repas sous les platanes à la sortie du concert. De l’avis de tous, le gigot à la ficelle mérite lui aussi les plus vifs éloges et a semblé digne de la qualité du concert ! C’est peut-être cela le lien secret entre tout ce qui se passe pendant ce festival si original. Un profond respect pour le travail mis au service du plaisir, le sien et surtout celui des autres. Car s’il y avait dans la salle des » spécialistes » des quatuors il y avait surtout des êtres humains assoiffés de beauté, affamés d’ouverture aux autres et très respectueux de la valeur du travail, source de joie dans la vie. Une éthique commune en somme.